Je ne suis pas une licorne

Le rapport du Sénat est clair : pour préserver notre souveraineté numérique, nous avons besoin d'une licorne ! Vraiment ? Et si on n'est pas une bête curieuse alors ?

Alors que le sujet de la « souveraineté numérique » bat son plein, petit retour en arrière : le 3 octobre 2019, la commission d’enquête sur la souveraineté numérique présidée par Bruno Retailleau a présenté ses conclusions au Sénat. Après 70h d’auditions de membres du gouvernement, scientifiques, hauts fonctionnaires, autorités régulatrices et entreprises, les conclusions étaient (en résumé grossier évidemment, tous les détails ici):  

  • Les géants du numérique sont trop gros pour qu’une concurrence saine puisse s’établir,
  • La France et l’Europe peinent à développer des licornes pour rivaliser,
  • Il faut donc être plus rigoureux et encourager les innovations. 

Pour le dernier point on précise : il faut favoriser et financer l’émergence de pépites technologiques et de licornes nationales car, sur 392 licornes recensées au mois de juillet 2019, seules 5 sont françaises. Ce n’est pas terrible.

Au fil du rapport on retrouve tout le vocabulaire start-up/tech qui fait vibrer chaque année les allées du CES de Las Vegas et briller les yeux des « digital natives » :  IA, Block-Chain, frigos connectés et autres ordinateurs quantiques.

Notre souveraineté numérique repose-t-elle vraiment sur une bête curieuse qui n’existe pas encore ? Quel avenir pour toutes les entreprises dont l’enjeu n’est pas de devenir cet animal médiatique disruptif mais simplement de proposer une offre cohérente, souveraine et qui fait sens ? Quel avenir quand, comme BlueMind, on peut affirmer : « Je ne suis pas une licorne » ?

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Les animaux fantastiques

Une « licorne » est une jeune entreprise valorisée à plus d’un milliard de dollars qui a connu une hyper-croissance sur un marché nouveau ou en évolution. Le modèle d’investissement en capital-risque (venture capital) consiste à multiplier les investissements dans de nouvelles entreprises dites de pointe, en espérant que l’une d’entre elles finisse par se changer en licorne. Même si elles sont rares (d’où leur nom), la découverte d’une licorne compensera largement les investissements qui n’auront pas abouti.

Se changer en licorne est donc devenu le parangon de la réussite partout dans le monde, et un objectif à atteindre pour les entreprises comme les états (cf le rapport de la commission du Senat qui voudrait voir fleurir des étables à licornes). Pour autant…. Si moins de 0,01% des start-ups parviennent à atteindre ce statut, qu’advient-il des 99,99% autres ? La valorisation ponctuelle est-elle le principal indicateur valable de réussite ? Au-delà des paillettes et des arcs-en-ciel, le modèle licorne a-t-il vraiment du sens ?

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Quelque chose de pourri au pays des licornes ?

En premier lieu, la quête de la licorne tend à faire penser que la valeur d’une entreprise se mesure exclusivement à sa capitalisation. C’est tout de même très réducteur puisque cela élude énormément de critères : l’impact social, l’impact économique, l’impact environnemental, sa capacité à innover, le(s) problème(s) qu’elle résout (ou cause !), sa pérennité, etc.

On peut nous taxer d’idéalistes, mais il y a pourtant des exemples très concrets où la prise en compte de ces paramètres devient centrale. L’exemple le plus parlant est celui d’Uber. La licorne américaine affiche la plus haute valorisation de toutes – bien qu’elle perde régulièrement de l’argent (et c’était déjà le cas avant la pandémie) – mais surtout, elle propose une organisation du travail très controversée ; « l’uberisation », qui pose clairement la question de quel modèle social, économique, juridique nous voulons.

Pour l’aspect pérennité, pensons au feuilleton WeWork qui n’a rien eu à envier aux meilleures séries de Netflix en matière de rebondissements et de suspens. D’ailleurs, depuis la publication initiale de cet article, Apple TV en a vraiment fait une série. Il y a d’autres exemple de surévaluation (BirchBox, Lyft, Trivago…) toutes ne partent pas en torche mais démontrent pourtant l’instabilité du seul critère « valorisation ».

Qu’entend-on vraiment quand on dit chercher à faire émerger un champion européen ? Faut-il se contenter de montrer nos « petits » muscles aux GAFAM ? Et si nous raisonnions plutôt en modèle de société plutôt qu’en valorisation comptable ? La souveraineté numérique doit-elle nécessairement s’accomplir au prix de concessions sociétales et selon un modèle importé qui n’est pas le nôtre ?

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Over the rainbow

We're not in Kansas anymore

Notons aussi que les buzzwords qui s’égrènent tout au long du rapport et qui agitent régulièrement les politiques comme les évènements « grand public » dédiés à la tech, ne sont pas ce qui fait le numérique aujourd’hui. La blockchain peine à trouver son modèle, l’IA est toujours plus artificielle qu’intelligente, et l’ordinateur quantique n’existe même pas. L’apocalypse robotique n’aura pas lieu aujourd’hui, ni demain, pas plus que la singularité.

La course (médiatique) à la « disruption » est caractéristique. Notre société est si mauvaise que vouloir tout casser systématiquement serait une bonne idée ? Ce terme témoigne-t-il plutôt d’une incapacité à bâtir proprement et de façon incrémentale en tenant compte des contraintes réelles du terrain ?

Le numérique français et européen est avant tout composé d’énormément de compétences très pointues, elles-mêmes organisées autour d’entreprises pragmatiques, qui répondent à des besoins réels, concrets.

Prenons un exemple simple : l’email.

Il est souvent amusant d’entendre qu’après les discussions animées de la pause café sur les nouvelles technologies toujours révolutionnaires, les personnes retournent travailler… sur leur messagerie.

L’email est l’outil le plus utilisé au quotidien dans les entreprises, il est aussi votre identifiant absolument partout sur le net (et ailleurs). Il est impossible pour une entreprise de se passer de sa capacité à recevoir et envoyer des emails, ne serait-ce qu’une demi-journée. Contrairement aux apparences, la compétence de développer une solution de messagerie collaborative professionnelle est unique, pointue, longue à acquérir. En Europe, il n’y a que BlueMind, entreprise française qui la détienne en intégralité (en maîtrisant et implémentant les nombreux protocoles, composantes fonctionnelles et techniques, types d’accès et couches de synchronisation qui composent une solution). Cette compétence est matérialisée en un produit « sur étagère », industrialisé, packagé et évolutif, qui répond aux besoins du marché avec plus de 500 clients de toutes tailles et tous secteurs.

La philosophie de BlueMind n’est pas le GAFAMesque « winner takes it all », mais « #NousAvonsLeChoix » ; le choix de son outil de messagerie, le choix d’en changer, le choix du modèle de société qui nous convient. Pour nous, ce modèle est celui de l’Open Source, de la co-construction, de la salubrité numérique et de la force des écosystèmes, allié à la spécialisation et à la force d’un éditeur.

Nous ne nous sentons pas vraiment concernés par ces histoires de licornes robotiques nourries à la blockchain du futur, dont les clients ne nous parlent jamais. Il nous semble que l’Europe foisonne d’entreprises et d’individus qui ont des compétences uniques, pointues et qui répondent à un besoin réel du marché. Plutôt que de chercher le géant européen qui viendra défendre l’honneur de nos contrées dans son costume à paillettes sur le grand ring mondial du numérique, intéressons-nous plutôt aux champions plus modestes qui font déjà une différence aujourd’hui.

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La licorne de Schrödinger

Depuis le confinement, les GAFAM et géants américains se frottent les mains. « On se fait un Zoom » is the new « Je vais Googeliser ça » (jusqu’à agacer Microsoft au point d’inonder l’espace publicitaire de son Teams). Ça parait à peu près normal à tout le monde. Dans le même temps on s’offusque vertement que l’application Stop-COVID puisse donner des informations à l’ogre américain sans notre accord. …Tout comme Zoom l’a fait avec Facebook.

Les entreprises, administrations et Etats continuent de se scandaliser des pratiques des solutions américaines et de les choisir quand même, y compris pour des données critiques et stratégiques. Un exemple significatif est l’attribution de l’hébergement des données de santé des français (le Health Data Hub) à Microsoft. Sur la forme comme sur le fond (donner la base de données de santé, l’or noir de demain, générateur d’emplois et de technologies, la plus complète et qualitative à un acteur étranger et soumis de plus au Cloud Act !) cela pose toute la question de la vision stratégique à long terme de l’État et soulève le paradoxe des discours prônant la souveraineté !

Les éditeurs de logiciel Open-Source Européens (dont nous faisons partie) vivent cette situation ubuesque au quotidien : les donneurs d’ordre ne voudraient que du service et pas d’éditeurs, mais se plaignent ensuite des lacunes d’application Open Source métier ou pour l’utilisateur final…

La situation peut être résumée ainsi :

  • L’open source, pour être compétitif au delà des couches techniques, doit s’adapter à l’essor des logiciels et continuer de muter vers un modèle d’éditeur de logiciel (par opposition au modèle de service) centré sur l’utilisateur final, l’un des principaux fers de lance de la transformation numérique,
  • Les entreprises et administrations ont peur de devoir faire appel à un nouvel éditeur de logiciel qui reproduirait les relations de dépendance dont ils sont victimes avec les géants américains,
  • L’Etat reste trop souvent persuadé qu’il n’a pas besoin de faire appel aux éditeurs de logiciels, fussent-ils open-source et souverains, puisqu’il pense pouvoir se substituer à l’éditeur, ne voyant pas la différence entre un projet et un produit.

Moralité : pendant que chacun campe sur ses positions, tout le monde achète chez Microsoft et joue les vierges effarouchées quand il s’agit de souveraineté numérique.

Pour résoudre la dissonance cognitive, on agite le spectre de la licorne européenne qui viendrait rabattre le caquet aux américains en nous offrant enfin l’alternative rêvée : celle qui fait tout pareil, mais bien de chez nous. Sauf que la licorne en question, on la prophétise dans les rapports au Sénat, on en parle, on essaie de la créer de toute pièce, on sait qu’elle est dans la boite (ou pas ?), mais puisqu’on continue de l’empoisonner en s’équipant chez l’oncle Sam, on ne sait pas trop si elle est toujours vivante.

Une vraie licorne de Schrödinger.

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Alors on fait quoi ?

C’est bien de critiquer, mais c’est encore mieux de proposer des solutions. Début juin 2020, une tribune publiée par le chercheur Cyrille Dalmont dans le Figaro titrait : « La souveraineté numérique européenne mérite une stratégie, pas des incantations ». Pour réussir à se désengager de l’étau des géants de l’ouest comme de l’est, il faut mettre en place un «écosystème» européen indépendant. Cela passe par une stratégie assumée et volontariste qui favorise les entreprises et solutions locales en les choisissant et les finançant au détriment des règles de droit de la concurrence.

Nos valeurs démocratiques, le respect des droits fondamentaux et les libertés publiques doivent primer sur la logique concurrentielle et la monétisation des traces numériques et des données personnelles. C’est un long chemin mais c’est aussi la meilleure façon de préserver (ou reconquérir !) notre indépendance économique et choix culturels et sociétaux.

BlueMind est une entreprise Open-Source, fortement ancrée dans son écosystème et convaincue que souveraineté numérique et logiciels ouverts vont de pair. Nous citerons donc également la réponse du CNLL (Conseil National du Logiciel Libre) à un appel de France Stratégie pour un « Après COVID-19 soutenable ». 5 propositions émergent pour préserver notre compétitivité et notre souveraineté tout en valorisant nos écosystèmes locaux :

  1. Accompagner les entreprises qui mettent en place des stratégies d’innovation ouverte
  2. Entretenir et financer les logiciels clefs des infrastructures numériques comme des biens communs
  3. Améliorer la souveraineté numérique par une vraie priorité accordée au logiciel libre, notamment issu des éditeurs open source français et européens
  4. Encourager la souveraineté du Cloud en favorisant les standards ouverts, les approches transparentes, l’interopérabilité et la protection des données.
  5. Faciliter l’accès aux équipements et logiciels en s’appuyant sur les valeurs d’ouverture et d’inclusivité du logiciel libre.

Vous pouvez retrouver la réponse complète avec le détail des propositions en suivant ce lien.

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Pour conclure

Nous avons une chance incroyable en Europe et en France en particulier : nous disposons d’un énorme vivier de compétences et de beaucoup de volontés portées par des entreprises et des écosystèmes locaux soudés. Notre souveraineté numérique est un sujet crucial, qui s’est encore rappelé à nous avec force à cause de l’épidémie de COVID-19.

Heureusement nous n’avons pas besoin d’attendre de voir voler des licornes pour agir, les solutions sont déjà là, réalistes et applicables immédiatement. Le Président Emmanuel Macron a cité 6 fois les mots « indépendance » et « indépendance numérique » dans son discours de « déconfinement ». Il faut maintenant concrétiser cette stratégie long terme, volontariste, et surtout, assumer nos choix.

Très impliqué et actif dans le CNLL, SoLibre et le Hub Open Source de Systematic, BlueMind répond toujours présent pour parler de souveraineté numérique et réfléchir à des solutions qui n’impliquent ni licorne, ni lutins, ni magie. Juste un peu de bon sens. 

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Article co-rédigé par Leslie Saladin et Pierre Baudracco.

Image de Pierre Baudracco

Pierre Baudracco

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One Response

  1. Si, si, elle existe la Licorne, mais elle part vers les contrées où la pratique du capital-risque est culture et non communication. Ainsi, Docker, technologie d’origine Française, est maintenant soutenue par un éditeur créé aux USA.

    Ce qui n’enlève rien à la pertinence du fond : une licorne est un objet de communication, pas un sine qua non de la réussite numérique.

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